LE CHRONOMÈTRE MARIN

 

 

La découverte de l’Amérique déclencha un véritable engouement pour les expéditions maritimes et la quête de nouveaux territoires, à une époque où la prospérité ou la ruine d’une nation tout entière pouvait dépendre du commerce et de l’exploration. Outre un bon capitaine et un solide équipage, un bateau devait absolument compter à son bord une horloge capable de mesurer le temps avec justesse. La mesure précise du temps en haute mer était l’unique méthode pratique pour calculer la longitude du bateau, c'est-à-dire sa position est-ouest. Il était relativement aisé de déterminer la latitude à l’aide d’instruments tels que le sextant ou l’astrolabe. Mais la mesure de la longitude, à savoir la position du bateau à l’est ou à l’ouest du méridien utilisé comme point de référence, demeurait problématique. Les expéditions duraient de longs mois et une erreur de navigation de quelques degrés seulement pouvait entraîner le bateau dans des eaux inconnues, bien loin de la destination prévue.

 

 

 

 

 

 

 

 

À cela s’ajoutaient les naufrages pouvant résulter de chocs avec des écueils inattendus, les risques de pénurie de vivres et les craintes d’épidémies comme le scorbut. Philippe III d’Espagne fut le premier à organiser un concours pour trouver une solution à ce problème. En 1598, il offrit un solde de 6 000 ducats, assorti d’une rente annuelle à vie de 2 000 ducats et d’un prix de 1 000 ducats en espèces.



Son exemple fut suivi par la France, la Vénétie et les Pays-Bas, mais c’est l’Angleterre qui proposa la récompense la plus généreuse. En 1714, en vertu d’une loi promulguée par le Parlement anglais, une récompense d’une valeur de 10 000 livres fut fixée pour toute méthode capable de déterminer la longitude au degré près, de 15 000 livres pour une méthode précise à 40 minutes d’arc et de 20 000 livres pour une méthode précise à 30 minutes d’arc (un demi-degré).



Un degré de longitude représentait 60 milles nautiques (environ 110 kilomètres) au niveau de l’équateur, un peu moins à mesure que l’on se rapprochait des pôles Nord et Sud. Comme le fit observer l’auteur David Landes, aucun projet scientifique jusqu’ici n’avait mobilisé autant de talents. Tout le gotha de l’histoire des sciences fut invité à y participer, avec des savants aussi prestigieux que Galilée, Pascal, Hooke, Huygens, Leibniz et Newton.

 

La solution à ce problème de taille tenait dans la mise au point d’un chronomètre précis. À l’époque, le pendule assurait une précision suffisante mais présentait un inconvénient majeur : il ne pouvait osciller de manière régulière une fois soumis aux mouvements du bateau.



Ce défi et les nombreuses récompenses offertes à qui parviendrait à résoudre le problème de la longitude occupèrent les plus grands savants d’Europe tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Celui qui s’adjugea les 20 000 livres (l’équivalent d’environ 5 ou 6 millions de dollars actuels) n’était ni un grand astronome ni un horloger de renom, mais un charpentier autodidacte : John Harrison. La première horloge de John Harrison fut achevée en 1735. Baptisée H1, elle était très volumineuse et pesait plus de 33 kilos. À première vue, celle-ci n’avait rien d’un instrument de navigation. Mais à l’usage, les résultats obtenus furent suffisamment satisfaisants pour convaincre les organisateurs de donner à Harrison les 500 livres nécessaires afin de poursuivre ses recherches et expérimentations. Au cours des 18 années qui suivirent, Harrison fabriqua deux autres horloges, H2 et H3, qui ne furent jamais testées en mer. En 1759, Harrison réalisa son chef-d’œuvre, H4, qui demeure à ce jour un jalon essentiel dans l’histoire du chronométrage. Radicalement différente des horloges complexes précédemment mises au point par Harrison, H4 ressemblait à une montre de poche ordinaire particulièrement large (plus de 13 centimètres de diamètre). Disposée sur un coussin à l’intérieur d’un coffret en bois, l’horloge H4 fut installée à bord du HMS Deptford, où était également présent William Harrison, le fils de l’inventeur. Le navire partit de Spithead en 1761 à destination de la Jamaïque. À son arrivée, 11 semaines et demie plus tard, l’horloge n’avait pris que cinq secondes de retard (après correction de la marche), soit l’équivalent d’1/50e de degré de longitude. Harrison remporta le prix mais le comité décida qu’il fallait procéder à de nouveaux essais. En février 1764, William Harrison et l'horloge H4 embarquèrent sur le HMS Tartar en direction de la Barbade. Après 156 jours en mer, l’horloge avançait de 15 secondes après correction de la marche, soit un décalage de moins d’1/10e de seconde par jour pour une erreur de longitude de 9,75 minutes d’arc. Cet essai confirma la naissance du « plus célèbre chronomètre jamais conçu », selon la formule de Rupert Gould dans l’ouvrage « The Marine Chronometer: Its History and Development » (Antique Collectors’ Club, Woodbridge, Suffolk). Pour l’anecdote, John Harrison dut attendre neuf années avant de se voir remettre son prix. Il finit par le recevoir trois ans seulement avant sa mort, survenue le 24 mars 1776. Outre le chronomètre original conçu par John Harrison, plusieurs répliques de l’horloge H4 furent fabriquées et connurent un grand succès. L’une d’entre elles, baptisée K1, fut fabriquée par Larcum Kendall. Elle fut utilisée sur le HMS Resolution, qui sillonna les eaux du Pacifique sous le commandement du capitaine James Cook. La K2, version simplifiée de la H4, fut utilisée sur le HMS Bounty, théâtre de la célèbre mutinerie orchestrée contre le Capitaine Bligh. Grâce au chronomètre de John Harrison, l’art de la mesure du temps fit un gigantesque pas en avant. Ses croquis devinrent bientôt la cible d’espions envoyés par les pays étrangers souhaitant s’approprier ses innovations techniques. Le chronomètre marin était l’horloge portable la plus précise jamais produite. Nombre de brillants artisans contribuèrent à son succès au fil des années, parmi lesquels les Anglais Thomas Mudge, George Graham, John Arnold, Thomas Earnshaw et Daniel Quare, les Français Pierre Le Roy et Jean-Antoine Lépine, ainsi que les Suisses Abraham-Louis Perrelet, Ferdinand Berthoud et Abraham- Louis Breguet. De l’Italie à la France, en passant par l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Angleterre, le berceau de l’innovation horlogère traversa les frontières au fil des siècles pour finalement s’établir en Suisse.

 

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